La plupart du temps, Clint maugréait constamment au sujet de son transfert à Marblehead. Que se soit lui qui en ait fait la demande n'y changeait rien. Cette ville lui rappelait de mauvais souvenirs. Ou plutôt, il aurait voulu n'en avoir gardé que des mauvais souvenirs et s'était très vite rendu compte que ce n'était pas le cas. Il lui arrivait souvent de tomber en patrouille sur un coin de rue où il se souvenait avoir siroté un bon jus d'orange rafraîchissait sous la canicule d'un été ou un autre endroit évoquant des moments pas si déplaisant de sa jeunesse. Chaque fois qu'il en arrivait à cette conclusion, son humeur empirait en même temps que le sourire nostalgique qui menaçait de naître sur ces lèvres. Il ne voulait pas ressentir ce genre d'émotion au sujet de cette satanée ville. Il ne voulait pas oublier la dispute, la pluie qui tambourinait contre la vitre de la voiture alors que son père l'emmenait au loin. Jamais. Cette ville puait. Il avait acquis la certitude de trouver des choses louches s'il essayait d'en gratter le vernis parfait en apparence. Mais, pour l'heure, ces préoccupations étaient temporairement mises de côté.

Il y avait une seule occasion durant laquelle le policier ne regrettait pas d'avoir choisi de travailler là-bas. C'était également les seuls moments où il faisait un effort pour se lever horriblement tôt afin d'être le premier client de la boulangerie du coin. C'était devenu une tradition. Lorsqu'Eva enchaînait les gardes, il venait lui apporter le petit-déjeuner accompagné d'un bon café. Peu importe qu'il eût encore la joue en feu et mal aux côtes à cause d'un suspect qui ne s'était pas laissé faire la veille. Il ne raterait ces moments pour rien au monde. S'il existait une personne sur cette terre capable d'attendrir cet ours mal-léché de Clint Lawson, c'était bien la chirurgienne Eva Cortez. Au fil des années à côtoyer la famille Cortez, il était devenu pour elle un oncle de cœur, puis, suite à la tragique disparition des parents, un père de substitution. Un nouveau rôle qu'il prenait très au sérieux. Au point d'avoir décidé de travailler à Marblehead quand il avait appris, il y a déjà deux ans, qu'Eva avait décidé d'y habiter.

Clint avait déposé le sac en papier contenant leurs viennoiseries préférées sur le siège à côté du sien et roulait tranquillement en direction de l'hôpital de Salem. Un autre avantage à ces petites visites : elles lui permettaient de voir la pancarte annonçant le "vous quittez Marblehead" dans son rétroviseur. Un spectacle qui le faisait toujours soupirer de soulagement tout en le détendant un peu. Arrivé à Salem, il se gara devant le Starbuck pour le café. Quatre minutes plus tard, il était devant l'hôpital avec un carton contenant les deux cafés dans une main et le sac en papier avec le petit-déjeuner dans l'autre.

Clint salua la personne à l'accueil. A force, il pouvait carrément appeler certains membres du personnel par leur prénom. Ensuite, il se rendit sans hésiter vers les urgences avec la démarche assurée de celui qui connaissait le chemin par coeur. Comme il s'y attendait, il trouva la chirurgienne épuisée et presque affalée sur un siège. "Hey fillette ! J'apporte les munitions." Salua-t-il en s'approchant d'elle. "Même les héroïnes ont besoin d'un break entre deux sauvetages du monde." Continua-t-il en posant le sac en papier sur les genoux d'Eva puis en sortant le café de son carton pour le lui tendre.

Ces derniers temps, les gardes se succédaient… et se ressemblaient, mais dans le sens où tout était imprévisible. Le service des urgences envoyait régulièrement en traumatologie des cas défiant les lois de la biologie, comme cet homme s’était retrouvé traversé de part en part par une énorme tige en métal, sans qu’aucun organe vital ne soit touché ! Pour l’en libérer, une intervention de dix-huit heures avait été nécessaire, au court de laquelle, en plus des chirurgiens, un mécanicien-soudeur avait été nécessaire pour scier au fur et à mesure les parties de tige à retirer, afin d’éviter d’aggraver le cas du patient. Bien entendu, le Dr Cortez était sur le coup. Hors de question de louper un cas pareil, c’était trop beau, enfin, médicalement parlant, évidemment !
Autant dire que la garde d’Eva avait donc duré beaucoup plus longtemps que prévu, et qu’à présent que le jour s’était levé, il était temps d’enchainer avec celle qui suivait… qui débuterait d’ici deux petites heures. Impossible d’aller dormir pour si peu de temps, sans quoi elle serait encore plus fatiguée, d’autant qu’elle mourait de faim, et puis elle n’était pas contre une citerne ou deux de café bien noir.

Alors qu’elle se trainait jusqu’à l’accueil tel un zombie de films d’horreur, les boyaux à l’air en moins, Eva se rappela soudain que c’était le traditionnel jour du petit déjeuner avec ce cher Clint. Un sourire illumina alors son visage pâli par la fatigue et la faim. Il ne tarderait sans doute pas à arriver. La chirurgienne s’affala littéralement sur l’un des fauteuils de la salle d’attente de traumatologie, où les familles des patients attendaient que l’on vienne les informer de l’état de leurs proches. Le regard dans le vide, presque en phase d’endormissement, la jeune femme n’entendit pas Clint arriver. Ce fut seulement lorsqu’il s’assit près d’elle en lui parlant et lui balançant le sachet de viennoiseries sur les genoux qu’elle émergea, un grand sourire aux lèvres. Elle se pencha vers lui et le serra dans ses bras.

-Tonton Clint ! lança-t-elle affectueusement, comme lorsqu’elle avait dix ans. Toujours à l’heure, toujours avec le parfait petit déj’ ! Merci, tu me sauves, comme toujours !

Toujours avec sa mine réjouie de petite fille, elle ouvrit le sachet du bout des doigts et ferma un œil pour mieux observer de l’autre les délicieuses gourmandises qui n’attendaient que d’être englouties. Pris d’un regain d’énergie, ou de l’énergie du désespoir, ou plutôt celle de l’espoir, en l’occurrence celui de manger, la jolie brune se leva, sachet de viennoiseries dans une main, gobelet de café dans l’autre, et se tourna vers son oncle de cœur.

-Viens, on va en salle de garde, on sera mieux. Tu connais la maison maintenant.

Le sourire ne quittait plus son visage, tant voir l’ancien coéquipier de son père lui faisait plaisir. Il était pour ainsi dire la seule famille qui lui restait.
Elle l’emmena donc dans la salle de pause réservée aux chirurgiens de traumato, qui était désormais vide. Eva posa le sachet et son gobelet sur la table, et se laissa tomber sur la chaise.

-Alors, comment tu vas ? Tes rondes se passent bien ? J’espère que tu ne prends pas trop de risques. Et Harper, comment va-t-elle ?

Il y a de cela quelques mois, lors d’une mission qui avait mal tourné, la nouvelle coéquipière de Clint avait reçu une balle, et c’était le Dr Cortez qui l’avait opérée. Ainsi, elle s’était un peu « rapprochée » de celle qui prêtait main forte à son cher tonton.
Eva déchira transversalement le sachet en papier pour mettre en évidence les viennoiseries. Elle attrapa un petit pain au chocolat et mordit dedasn à pleine dents, sans ménagement aucun.

-Hummm ! Je t’aime d’Amour toi ! lança-t-elle à Clint.

Il la connaissait si bien. Elle prit une gorgée de café pour faire descendre le tout, avec cette impression que c’était le meilleur triple expresso de toute sa vie. Mais elle avait cette impression à chaque fois que Clint la sauvait d’une crise d’hypoglycémie ou d’inanition. Sans doute le manque enfin comblé qui s’exprimait.

-T’es vraiment le meilleur, tu le sais ça ?

Eva reprenait des couleurs à vue d’œil grâce à son cher oncle de cœur qui s’occupait d’elle comme personne.

Enchaînez les heures de service, il connaissait. Lui-même avait renoncé à se montrer zélé au point de les accumuler depuis cette triste histoire qui s'était terminée par l'arrestation de son père. Cependant, il avait vu de nombreuses fois ces symptômes chez Eduardo. Clint n'arrêtait pas de lui répéter que de mettre autant de cœur dans le boulot ne servait à rien, mais son coéquipier continuait tout de même. C'était ainsi que la tradition du café/petit-déjeuner avait été créé. Tout naturellement, cette tradition s'était reportée sur Eva lorsqu'elle se montra aussi travailleuse que son géniteur. Tel père, tel fille. Combien de fois avait-il vu Eduardo affalé sur son bureau dans une attitude similaire que la chirurgienne ? Cette ressemblance arrachait toujours un petit sourire nostalgique au flic.

Clint se força à revenir au présent et ne tarda pas à déposer son 'offrande' à l'héroïne du jour. Il fut accueilli comme si, à la place des viennoiseries, il venait de donner un remède universel à toutes les maladies du monde, ou plutôt, comme si elle était redevenue une gamine en le serrant dans ses bras et en l'appelant 'Tonton Clint'. "Tu sauves les autres, je te sauve toi, la boucle est bouclée." Commenta-t-il avec humour. Ces petits rendez-vous étaient bien les seuls moments où le flic faisait un effort pour arriver à l'heure. Rien ne le ferait annuler ces petits moments privilégiés avec sa nièce de cœur, même une ville au bord de l'anarchie. C'est dire l'importance que cela avait à ses yeux.

Eva avait le don de faire fondre ces manières de vieil ours mal léché. Il n'y avait qu'en sa présence qu'il affichait un sourire sincère, dépourvu de tout cynisme. Comment ne pas sourire en voyant la chirurgienne ouvrir un œil pour mieux admirer les gourmandises sucrées dans le sachet ? Clint se leva en réajustant son chapeau. "Je te suis comme ton ombre." Dit-il avant de suivre le mouvement jusqu'à la salle de garde. Il ne s'était jamais demandé s'il avait le droit d'être là. La présence d'Eva était le meilleur passe-droit du monde. Peut-être aurait-il pu craindre d'attirer des problèmes à sa nièce de cœur, mais la salle de pause était toujours vide, comme elle l'était maintenant, aussi, le flic avait très rapidement estimé que ce squattage était inoffensif et balayer tout aussi rapidement cette crainte de son esprit.

Tandis qu'Eva s'installait, Clint se découvrit et passa une main dans ses cheveux, comme à chaque fois qu'il retirait son couvre-chef, avant de se saisir de son propre café. Il n'eut pas le temps d'en boire une gorgée que sa nièce de coeur enchaîna les questions. "Comment fais-tu pour avoir plus d'énergie que moi ?" Demanda-t-il en retour après un petit rire. Il s'assit en face d'Eva avant de commencer à répondre. "Je vais aussi bien que la dernière fois. Pour Harper, depuis qu'elle n'est plus ma partenaire, je ne fais que la croiser dans les couloirs, sans vraiment avoir le temps de prendre de ces nouvelles. Elle a l'air d'aller bien, on lui a collé une nouvelle coéquipière dans les pattes. Du genre avec un CV tellement parfait, qu'il fait bâiller après les premières lignes. Moi, je n'en ai pas encore, faut croire que je les ai tous traumatisés." Conclut-il en buvant une gorgée de son café.

Il resta évasif dans un premier temps, non par soucis de garder ses secrets, mais pour laisser Eva poser d'autres questions. Le seul secret qu'il avait pour la chirurgienne était ces recherches concernant les dossiers d'Eduardo. Il s'était juré de ne pas en parler avant d'avoir un suspect solide ou de se retrouver dans une situation où il n'aurait pas le choix. Bien que la fringale le gagnât, il laissa sa nièce se servir en premier, le café lui suffisait pour l'instant. "Moi ou le pain au chocolat que tu dévores joyeusement ?" Demanda-t-il face à la déclaration d'amour de la chirurgienne. Son ton était loin de son cynisme habituel et il pointa du doigt la viennoiserie qui disparaissait à vue d'œil.

Clint regarda avec un mélange d'amusement et de bienveillance les réactions exagérées d'Eva. La voir reprendre des couleurs à vue d'oeil lui faisait extrêmement plaisir. "Je sais." Dit-il en avançant la main pour piquer un croissant, il s'arrêta à mi-chemin et feinta de lancer un regard inquiet. "Je peux ? Ou il y a un risque que tu me croques les doigts si j'ose prendre ma part ?" Il osa tout de même prendre le croissant et le trempa dans son café avant d'en avaler une bouchée. "Toi aussi, tu es la meilleure, sinon on ne te ferait pas travailler autant. Je vais te dire, ce que je disais toujours à ton père, même si j'ai la certitude que comme lui, tu n'écouteras pas mes sages conseils. Personne ne te donnera de médaille pour cela. Tout ce que tu gagneras à te ruiner la santé au travail, c'est d'avoir encore plus de travail." Il marqua une pause, le temps d'avaler sa bouchée. "D'ailleurs, si tu veux mon avis, et même si tu n'en veux pas, je te le donne quand même, ce n'est pas normal qu'on te fasse enchaîner autant de garde à la suite. Tu n'es pas la seule chirurgienne de cet hôpital ! Si tu en a marre, tu n'as qu'à me le dire et j'irais toucher deux mots au directeur." Protesta-t-il, conscient de casser l'ambiance de ces retrouvailles, mais il était surtout inquiet de voir sa nièce se ruiner la santé avec des horaires impossible. "Tu sais que je le ferais." Assura-t-il. Son petit discours ressemblait beaucoup à celui d'un père se tenant prêt à sermonner tout le personnel d'une école à cause des résultats de sa fille.

S’il était quelqu’un qui connaissait Eva mieux que quiconque, c’était bien Clint. Plus encore qu’un oncle de cœur, l’ancien co-équipier d’Eduardo Cortez était devenu comme un père de substitution pour la jeune chirurgienne. Il était toujours là pour elle, et s’il n’avait pas besoin de la ramasser à la petite cuiller, plus depuis la mort de ses parents, il était au moins là pour s’assurer, minimum une fois par semaine, que sa protégée avalait un petit déjeuner correct après une nuit de garde mouvementée.

La jolie brune ne put s’empêcher de rire lorsqu’il déclara qu’en la sauvant elle, qui sauvait les autres, la boucle était bouclée. Cet homme était tout bonnement incroyable, un véritable ange gardien, et le Dr Cortez était des plus heureuse de le compter au-delà de ses amis, mais comme un membre de sa famille. Il était d’ailleurs le seul qui lui restait. Elle le savait un peu rustre parfois, du moins c’était ce qu’elle avait pu percevoir au travers du discours de certains équipiers qu’il avait eus, et pourtant, Eva l’avait toujours connu comme un nounours adorable.

Elle l’invita à la suivre dans la salle de garde, où ils seraient mieux installés que dans la salle d’attente de l’hôpital. Après tout, le policier faisait un peu partie des murs, étant donné qu’il venait au moins toutes les semaines. La jeune femme eut un sourire amusé lorsqu’il demanda comment elle faisait pour avoir plus d’énergie qu’elle.

-Oh, ce n’est qu’une façade. Poser des questions ne demande pas tant d’énergie. C’est même reposant après être restée debout six heures d’affilée dans quasiment la même position.

Eva ne savait pas exactement ce qui s’était passé entre Clint et Harper, et donc pourquoi ils ne faisaient plus équipe. Le Dr Cortez l’avait opérée il y avait de cela plusieurs mois, lui retirant une balle de l’épaule. La policière avait visiblement voulu se conduire en héroïne, n’attendant pas les renforts, ce qui lui avait valu cette blessure et couté plusieurs semaines d’arrêt de travail et de rééducation. Et elle le savait, pour un flic, c’était très difficile à encaisser. En tout cas, Clint disait qu’elle avait l’air de bien aller, c’était le principal. Et s’il voulait lui parler des détails de leur « rupture », il le ferait de lui-même.

-Tant mieux si elle va bien. Son épaule ne la fait pas trop souffrir j’espère. Et toi, je suis sure qu’on te trouvera un jour un équipier à ta hauteur, ne t’en fais pas. Peut-être qu’un jour, quelqu’un te traumatisera, et là, la boucle sera bouclée, pour reprendre ton expression.

Un sourire amusé aux lèvres, elle reprit une gorgée de café. Pour égaler Clint, il fallait se lever tôt. Elle ne résista pas longtemps à attraper et mordre à pleines dents dans un délicieux pain au chocolat qui sentait si bon, et sortit une déclaration d’amour venue tout droit du cœur, la bouche encore pleine de miettes.

-Le pain au chocolat bien sûr ! Bon et toi aussi. Mais entre vous deux, mon cœur balance. Bon, allez, s’il fallait faire un choix, ce serait toi, car une fois que j’aurais englouti cette merveille hypercalorique, il ne me restera que toi, et finalement je préfère t’avoir dans mon camp. C’est trop dangereux d’oser penser le contraire, je songe notamment à tout le commissariat qui n’ose faire équipe avec toi, agent Lawson ! finit-elle en riant.

Une autre bouchée plus tard, elle hocha la tête alors que son cher tonton de cœur demanda, l’air faussement inquiet, s’il pouvait en prendre un.

-Promis, je ne suis pas devenue cannibale. Bon, en réalité, j’essaie d’arrêter, et les pains au chocolat aident bien, beaucoup mieux que les patchs. Donc tu n’as pas de souci à te faire.

Puis, reprenant un peu son sérieux, Clint lui livra quelques conseils dignes d’un père. Eva le regarda, l’écoutant avec attention, comme toujours. Elle pencha la tête de côté avant de hocher la tête, et reprenant une gorgée de café, elle s’apprêta à lui répondre.

-Tu sais, j’ai aussi un peu choisi ce rythme. Là c’est compliqué, beaucoup de collègues sont absents, certains sont en vacances à l’étranger, d’autres sont en séminaire à l’autre bout du pays … Il faut bien que quelqu’un traite les patients et les interventions urgentes.

Elle écarquilla les yeux quand il proposa d’en toucher mot au directeur. Lâchant sa viennoiserie sur la table, elle secoua ses mains devant elle en signe de négation, le regard presque suppliant.

-Non non ! Je t’en prie, ne fais pas ça, ce n’est absolument pas nécessaire ! Je… je vais poser des vacances lorsque la majorité des autres chirurgiens seront revenus. Comme ça, je serai certaine que l’hôpital ne tournera pas avec un service minimum. Et puis, imagine un peu que je sois absente, que l’hôpital n’ait que le minimum des chirurgiens de garde et qu’il se produise un événement tel que des dizaines et des dizaines de patients se retrouvent à attendre des interventions urgente, et que dans le lot il y ait des collègues à toi, ou même toi… Je culpabiliserai pour le reste de ma vie si des personnes mourraient juste parce que j’ai préféré faire la grasse matinée ou aller me faire bronzer à la plage.

Eva savait que Clint pouvait comprendre ce genre de chose. Son travail à lui aussi consistait à sauver des vies, d’une manière différente, certes, mais tout aussi importante. Dans ce cadre-là, on ne pouvait ne pas être soumis à la culpabilité lorsqu’on ne parvenait pas au résultat escompté.

En tant que célibataire endurci, fonder une famille n'avait jamais été dans les priorités de Clint. Même le concept de faire partie d'une famille semblait être une idée saugrenue pour lui. Avoir une mère dingo et un père qu'il avait lui-même placé derrière les barreaux n'aidaient sans doute pas. À l'époque, lorsque le sujet des gosses venaient sur le tapis (quand un collègue venait de devenir père ou que plusieurs verres d'alcool étaient dans la partie, parfois les deux situations en même temps), le flic disait qu'il considérait ces enquêtes comme des enfants difficiles et qu'il n'avait donc nul besoin de mouflets réels. Pour lui, le parcours était presque pareil. On faisait de son mieux pour construire le dossier, on arrêtait ce qu'on estimait être le bon gars (ou plutôt, le mauvais gars) et puis on le confiait au système judiciaire en espérant que tout se passerait bien, comme on confiait un gosse à l'école en espérant que les profs feront leur travail et qu'il ne se fera pas racketter par les brosses brutes du coin (du moins, pas avant d'avoir témoigné). C'était presque pareil. En tout cas, avec un ou deux verres dans le nez, la comparaison lui semblait limpide.

Puis, Eduardo Cortez avait débouler dans sa vie et Clint s'était retrouver oncle de cœur d'une petite boule d'énergie nommée Eva avant de devenir un père de substitution. Il avait eu beaucoup de mal à prendre ces marques face à ce double statut, surtout concernant certains sujets de conversation. Cependant, petit à petit, il s'en était sorti, du moins, il l'espérait. Certaines habitudes prisent avec Eduardo, notamment la tradition du petit-déjeuner, avait été naturellement transposée à la digne fille de son père, Clint avait appris à contenir son envie de tabasser tout ceux qui osaient briser le cœur de la chirurgienne, bien qu'il ne s'était pas encore débarrassé de la manie de vérifier si les personnes entrant dans l'entourage d'Eva avaient un casier judiciaire. Même si le flic soupçonnait n'avoir joué qu'un rôle insignifiant dans le fait qu'Eva était la demoiselle formidable qu'elle était aujourd'hui, il pouvait se dire qu'Eduardo serait fier de sa famille qui enchaînait des gardes pour sauver des vies. Ce qui lui gonflait le coeur de fierté et de nostalgie. Ensuite, il s'inquiétait. Car s'était ce que tous les pères (qu'ils soient de substitution ou non) faisaient : s'inquiéter en permanence.

Quoi qu'il fût difficile de rester inquiet, maintenant qu'ils étaient dans la salle de garde à regarder la brunette contempler les viennoiseries achetées comme s'il s'agissait de l'oeuvre culinaire du meilleur boulanger du monde. Eva semblait revenir à la vie, ou, en tout cas, en bien meilleur forme que lui alors qu'il ne revenait pas d'une semaine aussi difficile que la sienne. Au point que Clint ne put s'empêcher de demander quelle pouvait être son secret. Il arqua les sourcils devant la réponse, mais la conversation dériva sur Harper avant qu'il ne fasse un commentaire. Tant mieux, d'une certaine façon. Car il ne savait s'il devait noter cette idée ou s'inquiéter que cette tactique ne serve de façade à la vraie fatigue.

Harper n'était plus sa coéquipière depuis que son pompeux de supérieur avait découvert qu'il la couvrait sur certaines choses. Un détail qu'il cachait à Eva. Ce n'était pas parce qu'il avait honte de sa participation à cette histoire. Clint n'en démordait pas, malgré les conséquences, si c'était à refaire, il le referait sans hésiter. Cependant, puisque c'était Eva qui l'avait opérée, il ne voulait pas que la chirurgienne se mette en tête que se serait peut-être sa faute si Harper était devenu dépendante à... Bref, inutile de lui en parler.

"Non, ça va. Enfin, d'après ce que j'ai pu voir." Répondit-il vaguement, du ton de celui qui en savait plus, mais qui jouait sur les mots pour ne pas trop en dire. "Je ne sais pas, ton père a mis la barre sacrément haut." Ajouta-t-il ensuite avec nostalgie lorsqu'Eva parla du fait qu'un jour, il trouvera un équipier à sa hauteur. Et c'était vrai, Eduardo détenait le record du coéquipier qui l'avait supporté le plus longtemps. Heureusement, la tristesse qui aurait pu poindre le bout du nez face à ce commentaire fut balayée par la vision d'une ou d'une coéquipière qui le traumatiserait. "Ah ah, ça, j'aimerais bien voir ça." Commenta-t-il. "A mon avis, cette personne n'est pas encore née."

Trêve de plaisanterie, si Clint continuait de se contenter de dévorer des yeux le petit-déjeuner apporté, son ventre ne tarderait pas à manifester son impatience. Avant d'en arriver là, il tendit la main vers le paquet et feinta d'hésiter. Vu l'ode d'amour qu'avait fait Eva au pain au chocolat, il plaisanta en demandant si ces doigts ne risquaient rien. Ce fut à son tour de rire face à la réponse de la chirurgienne et il ne se fit pas prier pour prendre un croissant. En une bouchée, il en avait gobé quasiment la moitié. Le flic prit ensuite une nouvelle gorgée de café pour 'faire passer le tout', avant d'enfin exprimer son inquiétude sur l'horaire chaotique de sa nièce de coeur. Même devant les justifications d'Eva, il avoua avoir envie d'en toucher deux mots au directeur. En était-il capable ? Oh que oui. Il comprenait parfaitement les yeux écarquillés de son interlocutrice et fit une légère moue bourrue devant son air suppliant.

Clint poussa un soupir devant l'avalanche d'arguments, signe qu'il allait bientôt laisser tomber son idée de sermon au directeur. "D'accord." Trancha-t-il en levant la main qui tenait toujours son croissant entamé en signe d'apaisement. "Ton supérieur échappe au sermon. MAIS, si tu vois la plus infime occasion de prendre ne serait-ce qu'un jour de vacances, tu fonces, est-ce bien clair ?" Il étouffa un nouveau soupir en finissant son café d'une traite. Dans ces moments-là, il se demandait toujours ce qu'Eduardo aurait dit ou fait. Se serait-il montré aussi bourru et maladroit que lui dans ces démarches d'arranger les choses ou bien aurait-il laissé Eva se tuer à la tâche sans rien dire ? "D'ailleurs, si tu veux, j'essayerai de prendre un jour de congé au même moment, on pourrait... Je ne sais pas... Faire un truc. J'ai aussi besoin de changer d'air." Clint soupçonnait qu'Eva avait passé l'âge de vouloir passer ces heures de congé en sa compagnie, d'où son ton hésitant pendant sa proposition.

Ah, ce cher tonton Clint, comme Eva se plaisait à l’appeler depuis son plus jeune âge. Jamais elle n’aurait cru que d’oncle de coeur il passe à père de substitution. Deux rôles qu’il endossait à merveille, soit dit en passant. Si ses parents manquaient énormément à la chirurgienne, la présence du flic dans sa vie en comblait une bonne partie. Il était sa famille désormais. Et il commençait par s’assurer qu’au moins une foie par semaine, sa petite protégée prenne un vrai petit déjeuner, et non pas seulement un cookie récupéré dans un distributeur de l’hôpital quand elle y pensait. Avoir quelqu’un qui s’occupait de son bien-être était quelque chose de rassurant, quelque part. Malgré sa trentaine bien tassée, le fait d’avoir perdu ses parents avait créé une certaine force, mais aussi une sorte de fragilité chez Eva, ce qui faisait qu’elle se sentait parfois vulnérable et désarmée. Savoir Clint bel et bien présent pour remplacer la figure protectrice parentale était donc important.

La jolie brune voulut prendre des nouvelles d’Harper, qu’elle avait opérée il y avait quelques mois de cela, et qui avait été, un petit moment, la coéquipière de l’agent Lawson. Ce dernier resta assez évasif dans sa réponse, disant qu’elle avait l’air OK.


-Bon, tant mieux, répondit-elle avec un sourire avant d’engloutir sa dernière bouchée de pain au chocolat.


Dire que grâce au petit déjeuner magique rapporté par son tonton, Eva avait repris des couleurs était un euphémisme. Le zombie blafard qu’elle était quand il l’avait trouvée semblait requinqué. Elle sourit devant le compliment adressé à feu son père.


-Tu seras peut-être surpris un jour, qui sait ?


Mais Clint semblait tenir à ce que sa protégée prenne des vacances. Il était vrai qu’elle en avait grand besoin, elle ne pouvait le nier, et même si elle adorait son travail, force était de constater que ses forces et son énergie l’abandonneraient bientôt, malgré la caféine absorbée à outrance.


-Tu sais quoi ? Tu as raison. Dès que la saison est finie, je pose une dizaine de jours. Non, deux semaines ! Et on se fait un truc tous les deux. Ce que tu voudras. Du camping, ou une thalasso, ou glander sur la plage à Miami, tu choisis. Ca te plairait ?


Le sourire et l’enthousiasme dans la voix d’Eva montraient bien que l’idée de Clint avait fait rapidement son petit bout de chemin dans sa tête. Il proposait de prendre une journée, mais la brunette réclamait plus.


-On ne se voit pas assez, je voudrais vraiment qu’on profite d’avantage d’être ensemble, et non pas juste pour un petit dej’ par semaine. Enfin, même si j’adore nos rendez-vous hebdomadaires, je trouve qu’on mérite de s’accorder plus de temps, on mérite mieux. On est une famille, non ?


Ses yeux brillants et son sourire presque enfantin devaient sûrement rappeler son minois une vingtaine d’années auparavant quand elle réclamait une glace.

-Où qu’on aille, on pourra s’enfiler des cocktails toute la soirée, jouer au poker… C’est toi qui m’as appris les deux, et je suis sure que je te faire concurrence maintenant, ajouta-t-elle avec un clin d’oeil.


Elle avait au moins réussi à écarter la tempête de son chef de service, c’était déjà ça. Parce qu’elle le savait parfaitement, l’agent Lawson était un homme de parole, et têtu par dessus le marcher, et s’il s’était mis en tête de sermonner le chef d’Eva, il le ferait. Et le Dr Cortez avait encore beaucoup à prouver, si elle voulait gravir les échelons, et ce n’était certainement pas en ayant un tonton-poule qui gueulait pour qu’elle ait des vacances qu’elle y parviendrait. Après tout, ils étaient tous logés à la même enseigne, à l’hôpital de Salem, et même si parfois ça pouvait être encore plus dur pour l’entourage, c’était ainsi, les membres du personnel hospitalier n’étaient pas toujours très bien lotis en matière de repos. C’était pareil dans la police, Eva se souvenait très bien que son père travaillait beaucoup, il avait même des fois où il n’était pas là pour Noël. Mais depuis petite, elle avait compris combien son travail était important pour son cher papa. C’était désormais pareil pour elle.

À la mort des parents d'Eva, Clint s'était juré deux choses : enquêter sur cette mort qui lui paraissait trop étrange pour classer le dossier et être toujours là pour leur fille. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour réaliser que ce double serment était naïf, même s'il était pétri de bonnes intentions. Heureusement qu'il n'avait pas ajouté 'n'avoir aucun secret' dans cette promesse. Il aurait alors eu le trio gagnant des paroles non-respectées ! Les bonnes intentions ne suffisaient pas pour tenir des promesses.

En moins de temps qu'il ne fallait pour le dire, le 'être toujours là' s'était transformer en 'apporter un petit-déjeuner par semaine'. Un rituel indispensable pour ramener la chirurgienne dans le monde des vivants. Clint aurait aimé pouvoir faire plus, tout comme il aurait aimé ne pas avoir à rester évasif lorsque le sujet Harper tombait dans la conversation. Cela l'aidait qu'Eva ne se montrait pas trop curieuse sur le sujet, bien que cela n'empêchât pas le flic de ressentir une petite pointe de culpabilité devant ce mensonge par omission. Clint essaya de chasser cette ombre au tableau, pour se concentrer sur quelque chose de plus positifs. Voir le visage de sa nièce de coeur reprendre des couleurs étaient une vision réconfortante qui gomma en partie ces inquiétudes.

En partie seulement, car cela n'écartait pas le fait qu'Eva semblait bien décidée à se tuer à la tâche. Dans ces moments-là, elle était le portrait craché de son père. Toujours à aller au-delà de ces forces pour aider les autres. En bon-papa poule qu'il était derrière ses apparences d'ours mal léché, il proposa tout naturellement d'en dire deux mots au directeur. Serait-il capable de le faire ? Oh que oui. Les suppliques de sa nièce furent la seule chose qui l'empêcha de réfléchir sérieusement à ce projet. S'il avait renoncé à tirer les oreilles des gros bonnets de l'établissement, il insista sur les vacances dont Eva semblait avoir grand besoin. Clint eut un petit sourire satisfait en finissant d'avaler sa viennoiserie lorsqu'Eva se rangea à son avis.

"À la bonne heure !" Commenta-t-il dès qu'il n'eut plus la bouche pleine. Il avait proposé cette idée de vacance commune tel un parieur au poker proposant d'augmenter la mise. Clint savait qu'il ne pouvait couver éternellement sa protégée. Il redoutait le moment où Eva n'aura plus besoin de son 'tonton Clint', trouverait ringard de s'afficher en sa compagnie. Ce jour n'était pas encore arrivé puisque la chirurgienne transforma sa proposition de prendre un jour de congé ensemble en double semaine de relâche. "Moi ? Lézarder sur une plage de Miami ? Je crois que le Monde n'est pas prêt pour cette vision." Commenta-t-il en ricanant. Par contre, il soupesa mentalement les autres propositions. Il n'était pas contre l'idée de la Thalasso.

Eva fit une petite parenthèse dans l'énumération des potentiels lieux de vacances pour signaler qu'ils ne se voyaient pas assez. De nouveau, Clint ne pouvait s'empêcher de se demander ce qu'Eduardo aurait fait. Se serait-il contenté de voir sa fille qu'une seule fois par semaine ? La réponse était impossible à connaitre puisque le concerné n'était plus de ce monde. Il ne pouvait que supposer. "Bien sûr qu'on est une famille !" Affirma-t-il en se penchant pour passer une main dans les cheveux d'Eva (dispersant des miettes de croissant au passage), comme quand elle était plus jeune. Il faisait son maximum pour faire taire son instinct de flic qui le poussait à se demander si Eva n'avait pas un problème (à cause du travail ou, pire, d'un garçon) dont elle souhaitait parler. "Tous les jours, si tu veux. Je m'arrangerais." Dit-il à la place. "Entre deux sauvetages du monde." Glissa-t-il en retirant sa main et en se réinstallant sur son siège, non sans avoir adressé un clin d'oeil à sa nièce.

Comment dire non à un minois pareil ? C'était impossible. Heureusement que ces collègues n'étaient pas dans le secteur, sinon ils auraient eu de quoi le chambrer pendant des mois !

"Oh vraiment ?" Ironisa-t-il avec amusement lorsqu'il fut question de Poker. "Tu as de la chance que je n'ai pas un jeu de cartes sur moi, sinon je t'aurais mis immédiatement au défi."

En pensant à ce qu'Eduardo aurait fait, il était peu probable que 'enchaîner des cocktails' et 'jouer au poker' auraient fait parti de la liste. Clint n'avait plus qu'à espérer que son ex-partenaire le lui pardonnerait quand il irait le rejoindre dans l'au-delà. Oh bon sang, qu'est-ce qu'il lui manquait cet idiot !

Eva était bien loin d’imaginer que l’ex coéquipière de Clint faisait l’objet d’une sorte de « secret » que son oncle lui cachait. Elle se contenta donc de la réponse qu’il lui avait apportée.
Bien vite, il fut question de vacances. En bon père de substitution, le flic remarqua que sa petite protégée était morte de fatigue. La chirurgienne embraya directement sur l’idée de prendre de vraies vacances ensemble. Elle proposa quelques idées comme ça, ce à quoi Clint commenta que le Monde n’était prêt à la vision de lui à la plage. Eva éclata de rire en même temps que lui.

-Tu es trop dur avec toi-même ! OK, pas Miami Beach. Je t’ai dit, je te laisse le choix de la destination.

Elle eut un sourire attendri lorsqu’il confirma comme une évidence qu’ils formaient une famille, tout en lui ébouriffant les cheveux, comme lorsqu’elle était enfant. Machinalement, comme une vieille habitude, elle avait essayé d’esquiver mais le laissa finalement faire.

-Tous les jours ? répéta-t-elle avec un sourire émerveillé. Ce serait super de se voir tous les jours ! Mais nos plannings de sauveurs du monde ne coïncident pas aussi souvent que ça, hélas.

Le sujet des vacances revint, il fallait dire que la demoiselle en salivait d’avance. Elle se demandait à quand remontaient ses dernières vraies vacances et elle fut au regret de constater qu’elle ne parvenait même pas à s’en rappeler vraiment. Définitivement, Clint avait raison. Comme souvent. La question du poker fut abordée, et le flic ne manqua pas de lui faire savoir qu’il était prêt à la défier ici-même !

-C’est peut-être Vegas, la destination qu’i nous faut ? Mais ce ne serait pas des vacances reposantes, commenta-t-elle avec une petite moue. Et puis je te préviens, si tu gagnes tout le temps, je ressors le jeu des sept familles.

Un sourire espiègle se dessina sur ses lèvres.

-Tu te souviens dans quelles circonstances tu m’as appris à jouer au poker ? Je devais avoir sept ou huit ans, tu m’avais gardée un soir pour que mes parents puissent aller au resto pour leur anniversaire de mariage. Et tu en avais marre de jouer aux sept familles, alors tu as décrété que j’étais assez grande pour jouer à de « vrais jeux ». On avait misé des pistaches. Je soupçonne d’ailleurs que tu ais choisi ça comme mise pour m’empêcher d’en manger…

Petite, Eva était une vraie gourmande, et quand elle aimait un aliment, elle se transformait en boule qui voulait tout dévorer, il fallait donc être sans arrêt derrière elle pour éviter qu’elle n’engloutisse tout jusqu’à s’en rendre malade.

-Heureusement que la descente de cocktails a été pour plus tard, parce que déjà que Papa avait moyennement apprécié de me voir réclamer sans cesse de jouer au poker… Et c’est toi qui m’as montré comment boire de la vodka sans se cramer l’œsophage. On en a des petits secrets, pas vrai ? lança-t-elle joyeusement avec un clin d’œil.

Le café et la viennoiserie finis, cela annonçait hélas que le temps de la pause était bientôt révolu. La chirurgienne jeta un coup d’œil à l’horloge murale accrochée au-dessus de la porte derrière son cher Clint, et afficha une mine un peu désespérée. En général, aux heures matinales, les urgences commençaient à se remplir avec des automobilistes pressés de se rendre au travail et qui heurtaient d’autres voitures à pleine vitesse, des piétons, ou dans le « meilleur » des cas, si l’on puit dire, des arbres ou des poteaux électriques. Bref, le début de journée, un peu comme la fin de soirée, pouvait s’avérer être un florilège d’accidents routiers. Et ça ne manqua pas, le biper d’Eva se mit à sonner, la faisant bondir sur sa chaise tout en l’attrapant d’un geste vif et automatique pour jeter un œil sur le petit écran.

-J’en étais sure…

Elle se leva et s’approcha de son cher oncle de cœur.

-Je suis désolée Tonton, faut vraiment que j’y aille. Tu m’appelles hein ?! Et on se tient au courant pour les vacances, n’oublie pas.

Elle lui déposa un baiser sur la joue.

-Je t’aime ! lança-t-elle avant de quitter la pièce en courant.

Pas de repos pour les braves. C’était reparti pour une garde mouvementée aux urgences.

Clint n'aurait jamais cru que son sermon de papa de substitution aboutirait sur le sujet des vacances. C'est vrai qu'il serait incapable de dire à quand remontait son dernier jour de congé. Sans doute parce qu'il les consacrait à mener sa propre enquête en étudiant le dernier dossier sur lequel avait bosser son défunt coéquipier, le père d'Eva, au lieu de les gaspiller à des moments de réelles détentes. Ah, si son supérieur acceptait de réouvrir l'enquête, il n'en serait pas là ! Mais non, il fallait que cette maudite affaire reste classé. Soi-disant qu'il n'y avait que lui à voir des détails suspects. Bref, passons, cela ne servait à rien de ruminer ce genre de choses.

Cette enquête non-officielle lui prenant un temps fou, il aurait pu se montrer réticent à l'idée de devoir sacrifier ce temps précieux pour réellement se détendre et partir en voyage comme le proposait sa nièce de coeur. Sauf que, justement la proposition provenait d'Eva, la seule personne sur Terre à qui il ne pouvait rien refuser. De quoi aurait-il l'air, s'il refusait un voyage ensemble après l'avoir sermonné sur le fait qu'elle se surmenait trop dans son travail ? Il serait prêt à tout pour elle. Lui qui n'avait jamais pris le temps de fonder une famille. Enfin, quand il disait 'tout', il y avait certaines limites, comme par exemple Miami Beach. Comme il le déclara, le monde n'était pas prêt pour une vision de lui sur la plage. Une image qui les fit rire tous les deux de bons coeurs.

"Très bien, laisse-moi un peu de temps et je te dégoterais une liste de destinations sensass." Répondit-il avec assurance, ignorant si le mot 'sensass' s'employait encore ou non.

Plus la conversation avançait et plus Clint se convainquit que ce n'était pas une si mauvaise idée que cela. Eva était ce qui se rapprochait le plus d'une famille pour lui et inversement, trouver des occasions pour passer du temps ensemble devrait être sa priorité. Tout en ébouriffant les cheveux de la chirurgienne, il jura de faire son maximum pour cela. Tous les jours, si elle le voulait. Une promesse plus facile à dire qu'à réaliser, comme sa nièce de coeur ne tarda pas à le souligner. En ce qui le concernait, le Monde pouvait bien rester en danger, le temps de quelques heures, cependant, il sentait qu'Eva ne partagerait pas cet avis, alors, à la place, il dit : "Ah, pourquoi faut-il que tu aies toujours raison ? Bien, j'aimerais te dire de ne pas me sous-estimer, mais, le chef de la police est dur en négociation, alors, admettons que tous les jours soient un pari quasiment impossible. On trouvera bien une occasion."

Au moins, ce tout nouveau projet de vacances garantissait le fait de se voir plusieurs jours d'affiler. Ce qui ressemblait presque à un luxe avec, pour reprendre les mots d'Eva, leurs horaires respectifs de sauveurs du Monde.

Il serait incapable de dire comment le sujet du poker tomba sur le tapis. En tout cas, Clint regrettait de ne pas avoir de paquet de cartes sur lui pour mettre son interlocutrice au défi, histoire de voir ces progrès. Quelle que soit la durée de la pause d'Eva, elle aurait bien eu le temps d'une petite partie de poker, non ? Vraiment dommage. C'est à ce moment-là que la chirurgienne semblait avoir une illumination en proposant Vegas comme destination de vacances. "Dépenser ma paye au casino, c'est tentant." Commenta-t-il avec une moue songeuse. Eva continua ces explications et Clint émit un mince rire en la voyant faire la moue. "Oh non, ce ne serait pas reposant, je me sentirais obligé de lancer des oeillades assassines à tous les hommes te regardant d'un peu trop près." Plaisanta-t-il. Il faillit joué les papa poule en déclarant que ce n'était pas un endroit pour les gamines... Heureusement, il avait réalisé avant de dire ce commentaire à voix haute qu'Eva avait passé l'âge de subir ce genre de commentaires de sa part. Merci la menace du jeu des sept familles qui lui laissa le temps de soupeser cette pensée !

"Pitié, pas le jeu des sept familles ! Si tu sors la menace suprême, je vais être obligé de m'incliner et te laisser gagner une partie de temps en temps." Répondit-il en exagérant un geste d'apaisement. Il arrêta vite cette petite comédie pour afficher à son tour un sourire espiègle, presque provocateur. "Mais avoue que tu préférerais m'arracher ces victoires à la loyale. J'espère que tu connais un bon prof pour espérer y arriver."

L'heure fut ensuite à la nostalgie puisqu'Eva lui parla des circonstances l'ayant conduit à apprendre le Poker à une gamine. "Si je m'en souviens." Répondit-il en se passant la main sur le visage, comme quelqu'un a qui on venait de rappeler un souvenir honteux. "Ton père y a fait allusion à chaque fois que je devais te garder après cette histoire." Il secoua légèrement la tête avec un sourire nostalgique. "Comme il y a prescription, je peux te l'avouer, j'avais proposé les pistaches comme mise pour avoir une chance d'en manger, petite goulue !"

La nostalgie continua alors qu'Eva parla de ces méthodes pédagogiques concernant la vodka. "Ah, j'en aurais des comptes à rendre à ton père quand... Bah, laisse tombe." Acheva-t-il d'une manière un peu bourru. Il ne voulait pas ruiner la bonne ambiance de cette conversation en parlant du moment où il ira rejoindre son ex-confrère au paradis des Flics. Si un tel lieu existait et si on ne le laisse pas à la porte ! Involontairement, il eut un sourire triste à cette pensée.

Clint finis son café et mangea rapidement un autre croissant afin de se changer les idées. "Personne ne t'en voudra de jouer les prolongations." Dit-il en voyant la mine désespérée qu'afficha Eva en regardant l'heure, certainement le signe que la pause était bientôt finie.

Bien qu'il proposât cela, il savait pertinemment que la chirurgienne ne céderait jamais à la tentation. Elle ressemblait trop à son père, cette gamine ! Comme pour confirmer cette pensée, le bipeur d'Eva se mit à sonner.

"Ne t'inquiète pas, je dois retourner au travail aussi. Pas de repos pour les braves." Commenta-t-il avec un clin d'oeil, avant de recevoir un baiser sur la joue. "Va sauver le monde, je te sonne bientôt, promis." Il se leva ensuite. "Je t'aime aussi, fillette." Lâcha-t-il en haussant un peu la voix pour qu'Eva l'entende alors qu'elle quittait la pièce en courant.

Clint poussa un soupir. Au moins, il n'avait pas tout raté dans sa vie. Il s'en était plutôt bien sorti avec cette gamine. Sur cette conclusion, il jeta les gobelets vides de café et prit le chemin de la sortie. Comme il l'avait dit : pas de repos pour les braves.